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Tag - James Robinson

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mardi 21 janvier 2014

Politique et technologie

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« Dans notre dernier billet, nous avons discuté de la manière par laquelle la politique gouvernementale peut changer l’orientation du progrès technique et nous avons précisé certaines répercussions de la croissance économique sur l’environnement. Mais le fait que le gouvernement puisse le faire ne signifie pas qu'il le ferra nécessairement. Qu’il le fasse ou non, cela dépend de la politique (politics). C'est un cas particulier de l'interaction plus générale entre la politique et la technologie, un sujet qui est malheureusement trop peu étudié.

Quand les sciences sociales réfléchissent aux liens entre technologie, institutions et politique (…), leur premier réflexe est de s’appuyer sur Marx, si bien qu’elles perçoivent la technologie comme un moteur exogène dans l'histoire et considèrent les institutions et la politique comme de simples parties d’une "superstructure" qui s’adapte aux besoins et aux particularités de la technologie. Comme nous l'avons noté dans un billet que nous avons publié il y a environ un an, Marx résume bien cette visions des choses lorsqu’il affirme que "le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel."

Nous avons également noté que cette conception entre sérieusement en conflit avec les faits, par exemple ceux relevés par l'historien Marc Bloch dans son ouvrage Land and Work in Medieval Europe. En effet, le développement de ces technologies (comme pour d'autres technologies) a été endogène et a répondu aux incitations que la politique a en partie contribué à façonner.

L'histoire est en fait pleine d'exemples éloquents montrant comment la technologie répond à la politique. Après la chute de l'Empire romain, la technologie romaine a stagné, puis disparu dans une grande partie de l'Europe, non pas parce qu’elle avait atteint une certaine barrière technologique naturelle, mais parce que la politique (que ce soit celle menée au sein de l'Empire romain ou bien celle menée au sein de la structure européenne fragmentée des régimes politiques) qui a émergé après l'effondrement n’a créé aucune incitation pour le progrès technique, ni même pour l'utilisation des technologies existantes.

On ne peut comprendre les progrès phénoménaux que l’on a pu observer dans la technologie de la voile et de la construction navale à partir du quinzième siècle (comme le montre par exemple Carlo Cipolla dans Guns, Sails and Empires) comme un progrès technique exogène. Au contraire, ils résultaient d’incitations créées par la concurrence que les Etats se sont menés pour capturer les routes commerciales à l'étranger et les colonies.

De même, la politique du gouvernement et le conflit entourant sa détermination sont probablement un facteur de premier ordre pour comprendre la direction du changement technologique aujourd'hui. Par exemple, comment pourrions-nous comprendre les technologies développées et utilisées dans le système de santé aux États-Unis (qui se sont ensuite rapidement propagées au reste des pays avancés), sans tenir compte des incitations biaisées que le système de santé des États-Unis a générées ? Bien que ce point ait été établi par Burton Weisbrod dès 1991 dans un article très intéressant paru dans le Journal of Economic Literature, il y a eu curieusement très peu de travaux sur la façon par laquelle la politique affecte la technologie endogène (…).

Pour revenir à la question du changement climatique, il est vrai que la politique publique peut puissamment influencer la direction de la technologie, la politique n’est pas sans poser ici d’énormes défis.

Tout d'abord, il y a la question de la politique intérieure. La politique du gouvernement peut être utilisée pour éloigner le changement technologique des technologies à base de combustibles fossiles et pour la réorienter vers les technologies plus propres, mais cela implique une redistribution significative des profits au détriment de certaines des entreprises les plus puissantes des Etats-Unis. Sans surprise, les compagnies pétrolières et les producteurs d'énergies basées sur le charbon ne sont pas les plus grands adeptes de la transition vers une technologie propre. Ce problème (…) se voit compliquer par la guerre que se mènent les scientifiques autour du changement climatique. Certes, il est toujours difficile d’avoir des certitudes. Mais, sans l’implication du secteur de l'énergie, il n'y aurait peut-être pas tant de confusion sur ce que la science climatique dit ou ne dit pas à propos du changement climatique.

Deuxièmement, il y a la question de la politique internationale. Tout pays qui adopte unilatéralement des politiques pour réorienter l'évolution technologique vers des technologies plus propres est susceptible de finir par en supporter le coût, mais aussi par ne pas en bénéficier beaucoup, à moins que d’autres le suivent. Dans ce contexte, peut-être que la plus importante lutte politique autour du changement climatique est celle que mènent les Etats-Unis et la Chine, les deux plus grands pollueurs aujourd'hui. Sans surprise, cela ressemble à un jeu classique de poule mouillée ou de guerre d'usure, chaque parti attendant que l'autre fasse une concession alors que nous nous rapprochons de l'abîme.

Si vous pensiez que la politique technologique était quelque chose que vous pouviez ignorer, peut-être que vous devriez y réfléchir à nouveau. »

Daron Acemoğlu et James Robinson, « Politics and Technology », in Why Nations Fail (blog), 3 décembre 2013. Traduit par Martin Anota

aller plus loin... lire « Progrès technique et croissance verte » et « Taxe carbone et progrès technique »

mercredi 8 janvier 2014

Le progrès technique orienté et la question des ressources naturelles

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« Dans notre précédent billet, nous avons discuté de certains éléments de preuve suggérant que la technologie est endogène et qu’elle répond aux pénuries et aux prix. De nombreux économistes ont cherché à modéliser ce type d’endogénéité de la technologie et la façon par laquelle elle répond aux prix. Rappelez-vous ce qu’a dit le grand économiste John Hicks (…) sur la façon par laquelle le prix élevé d'un facteur aurait tendance à entraîner des avancées technologiques permettant d’économiser ce facteur.

Hicks n’est pas le seul auteur de renom à s’être penché sur ces questions. Charles Kennedy, Paul Samuelson (…) et Edmund Phelps s’y sont également intéressés dans les années soixante à travers divers modèles théoriques. Mais (...) ces auteurs faisaient face à un défi de taille : comment modéliser le progrès technique ? (…) Daron Acemoglu et Michael Kiley ont développé des modèles simples de progrès technique orienté qui reposent sur les théories du progrès technique endogène. Ces modèles se sont révélés non seulement maniables, mais aussi assez surprenants en certains aspects. En particulier, comme le démontre cet article, leurs implications sont très robustes, mais aussi assez différentes de celles que Hicks et d’autres ont conjecturées. (...)

Ce qui nous intéresse ici, c'est l'application de ces modèles sur les questions de la rareté des ressources naturelles et des autres problèmes environnementaux, chose à laquelle se sont précisément attaqués Daron Acemoglu, Philippe Aghion, Leonardo Bursztyn et David Hemous. Leur étude éclaire d’une toute autre façon le débat entre Ehrlich et Simon. Rappelons le point le plus important de Simon : la technologie endogène va répondre aux pénuries. L’un des résultats de cette étude soutient clairement ce raisonnement : si le pétrole se raréfie au fil du temps, alors la technologie va s'orienter de façon endogène vers des sources d'énergie plus propres, ce qui va réduire notre dépendance au pétrole.

Jusqu'ici tout va bien.

Mais les choses ne sont pas aussi roses que le suggère le point de vue de Simon. Le vrai problème n’est pas celui de la disparition du pétrole, mais l’usage même de toutes sortes de combustibles fossiles, c’est-à-dire pas seulement le pétrole, mais également le charbon. (…) Comme la production est à l’origine du changement climatique du fait qu’elle utilise des énergies tirées de combustibles fossiles, la croissance économique peut en effet entraîner la chute du monde tel que nous le connaissons (…). Au cours du processus, certaines sources d'énergie peuvent se raréfier, mais s'il existe d'autres sources d'énergies "sales" comme le charbon, cela ne va guère empêcher la consommation de combustibles fossiles et le changement climatique va se poursuivre.

Cette étude, ainsi qu’une étude complémentaire réalisée par Daron Acemoglu, Ufuk Akcigit, Doug Hanley et Bill Kerr, suggèrent que le progrès technique orienté peut effectivement aggraver les choses. Pour commencer, les technologies sales sont plus avancées que les technologies propres, par exemple celles basées sur l'énergie éolienne, solaire ou géothermique (…). Le progrès technique orienté implique que les incitations privées vont encourager les entreprises et les chercheurs à investir davantage dans l’usage et l'amélioration de ces technologies sales. Les technologies propres sont bien trop en retard et ne sont pas compétitives, si bien que les agents privés n’ont pas beaucoup d’intérêt à investir en elles.

Mais en fait, ce que l’on peut tirer de ces travaux, c’est que l’on peut concilier les approches d’Ehrlich et de Simon. Tandis que le marché, en l’absence d’intervention, échoue et échoue méchamment (pensez aux catastrophes environnementales), l'intervention du gouvernement peut être extrêmement puissante, car elle s'appuie sur le caractère endogène de la technologie et (comme Simon l’a soutenu) sur la puissance du marché pour générer de nouvelles technologies.

Si le gouvernement intervient et subventionne la recherche propre, cela peut empêcher un désastre environnemental. Ce qui rend cette intervention nécessaire, c’est le fait que le marché en soi ne va pas internaliser l'impact négatif qu'il crée sur l'environnement (et sur les générations futures). Cela est beaucoup plus puissant que ce que l'on aurait pu imaginer (…). En effet, une fois que le gouvernement intervient en subventionnant la recherche propre, cela permet d’améliorer les technologies propres. Comme elles s’améliorent et entrent par conséquent en concurrence avec les technologies sales, cela change la donne. Les incitations privées poussaient auparavant chacun à investir et à innover dans les technologies sales ; désormais, elles tendent peu à peu à encourager le développement des technologies propres. Peut-être de façon surprenante, le gouvernement n'a même pas besoin d'intervenir continuellement. Des interventions temporaires (mais pas restreintes au court terme) sont suffisantes pour réorienter le changement technologique vers le développement de technologies propres et ralentir le changement climatique.

Qu'en est-il de la taxe carbone ? La taxe carbone pourrait faire la même chose, mais elle n'est pas suffisante. Sauf si l'on est prêt à avoir une taxe environnementale prohibitive (d’un niveau suffisant non seulement pour réduire la consommation de carbone aujourd'hui, mais aussi pour changer la trajectoire future du changement technologique), les subventions pour la recherche propre ont un rôle important à jouer. Et généralement, il serait de toute manière très coûteux d'avoir des niveaux élevés de taxe carbone.

Ainsi, relier les inquiétudes d’Ehrlich à propos des conséquences néfastes de la croissance économique avec l’idée de Simon selon laquelle la technologie endogène est une force puissante nous conduit à formuler de nouvelles idées encourageantes. Mais voilà le problème. Les gouvernements vont-ils réellement faire cela ? Vont-ils choisir le bon niveau de subventions pour la recherche propre et le bon niveau de taxe carbone pour ralentir, voire même stopper le changement climatique ? Ou vont-ils simplement ne rien faire jusqu'à ce qu'il soit trop tard ? Cela va nous amener à parler dans un prochain billet de la politique technologique. »

Daron Acemoglu et James Robinson, « Directed technological change and resources », In Why Nations Fail (blog), 26 novembre 2013. Traduit par Martin Anota


aller plus loin... lire « Progrès technique et croissance verte » et « Taxe carbone et progrès technique »

vendredi 3 janvier 2014

La technologie endogène est-elle conservatrice ?

« Dans notre précédent billet, nous avons passé en revue les bases du débat entre Paul Ehrlich et Julian Simon quant à savoir si la croissance économique conduirait à l’épuisement des ressources naturelles à grande échelle et à des catastrophes démographiques. Dans son ouvrage The Bet: Paul Ehrlich, Julian Simon and Our Gamble over Earth’s Future, Paul Sabin remet ce débat et ce fameux pari dans leur contexte et fournit des détails historiques intéressants et utiles. Sabin privilégie également l’interprétation de ce débat selon laquelle Paul Ehrlich serait le progressiste, exprimant des inquiétudes de gauche quant à la croissance économique, et Julian Simon le conservateur souscrivant à une vision techno-optimiste.

S'il est vrai que Paul Ehrlich se considéra lui-même comme de gauche et que le point de vue de Julian Simon a finalement été adopté par la droite (Simon a lui-même embrassé certaines idées climato-sceptiques des conservateurs américains), il est faux de voir ce débat comme mettant en opposition les conceptions progressiste et conservatrice de la technologie et de la croissance économique. Au centre du débat sont des questions économiques de base : la technologie est-elle endogène et peut-elle changer suffisamment pour que nous surmontions la pénurie ? Il n'y a rien d'intrinsèquement de droite ou de gauche dans les réponses à ces questions.

Pour un économiste, il est naturel de supposer que la technologie est endogène et de nombreux économistes considèrent le progrès technique comme un facteur puissant capable de surmonter toute sorte de pénurie. John Hicks anticipa cela dans sa Theory of Wages lorsqu’il écrit qu’"un changement dans les prix relatifs des facteurs de production est lui-même un aiguillon à l'invention et aux inventions d'un genre particulier, en l’occurrence celles permettant d’économiser l’usage du facteur qui est devenu relativement plus cher..."La version la plus célèbre de cette idée est ancrée dans les modèles de progrès technique endogène que chaque économiste rencontre lors de ses études universitaires (…).

Dans le modèle de croissance néoclassique de base, tel qu’il est formulé par Robert Solow, la croissance économique à long terme exige un changement technologique exogène (sauf dans certains cas dégénérés). Sans ce changement technologique tombant comme une manne du ciel, l'accumulation du capital peut stimuler la croissance pendant un certain temps, mais pas indéfiniment. (…) Au fur et à mesure que le capital s'accumule, le rapport capital sur travail augmente, ce qui rend le travail "plus rare" (relativement au capital). Cela augmente les salaires et réduit le rendement du capital, ce qui décourage l'accumulation de capital. Lorsque l’on considère les choses sous cet angle, ce que les modèles endogènes du changement technologique font, c'est qu'ils font apparaître des incitations pour faire également progresser la technologie. En conséquence, même si le travail devient plus cher (donc plus rare), cela n'étouffe pas la croissance économique. Les pénuries sont surmontées par l'ingéniosité technologique.

C’est beau en théorie, mais est-ce que cela a quelque chose à voir avec la réalité ? En fait, oui. De nombreuses études empiriques montrent que la technologie répond en effet à des incitations, y compris à la rareté. Un exemple intéressant vient de l’ouvrage Electrifying America: Social Meanings of a New Technology, 1880-1940 de David Nye où il affirme que "comme les villes s'agrandirent, il fallut améliorer les moyens de transport. Le chariot électrique a alors été inventé, appelé à l'existence par les villes bondées de la fin du dix-neuvième siècle (…). Dans les années 1870, les grandes villes ont cessé d'être accessibles à pied ou d’être construites à l'échelle des piétons et la congestion a été terrible". Mais les difficultés que la congestion a générées ont aussi stimulé le développement et l'adoption de nouvelles technologies. Le chariot électrique a finalement résolu le principal dilemme auquel les villes étaient confrontées à la fin du dix-neuvième siècle.

La célèbre hypothèse d'Habakkuk en histoire économique suggère la même chose (en s’appuyant sur des exemples historiques différents). Dans son ouvrage American and British Technology in the Nineteenth Century, Habakkuk a affirmé que le progrès technologique a été plus rapide au dix-neuvième siècle aux États-Unis qu'en Grande-Bretagne, car la rareté de la main-d'œuvre américaine a accéléré le progrès technique et la mécanisation. (…) Ou, pour reprendre les propres termes d'Habakkuk, "la cherté et l'inélasticité de la main-d’œuvre américaine, comparée à la main-d’œuvre britannique, incita davantage l'entrepreneur américain...que son homologue britannique à remplacer la main-d'œuvre par des machines". Plus récemment, l’historien de l'économie Robert Allen a suggéré dans The British Industrial Revolution in Global Perspective que le même mécanisme expliquerait pourquoi la révolution industrielle a eu lieu en Grande-Bretagne plutôt qu’en Europe continentale ou ailleurs.

Un exemple plus contemporain vient des travaux des économistes Richard Newell, Adam Jaffee et Robert Stavins. Ils montrent, à partir de données historiques tirées des catalogues Sears, que lorsque l'énergie était abondante et pas chère, les innovations dans les climatiseurs conduisaient à une baisse des prix sans que ne change l'efficacité énergétique. Après la hausse des prix du pétrole, lorsque l'énergie est devenue plus coûteuse et "rare", l’orientation du progrès technique a changé et les climatiseurs ont commencé à devenir plus économes en énergie au fil du temps (mais pas beaucoup moins chers).

Donc, l'idée que la technologie soit endogène et réponde aux prix et à la pénurie n'est pas une croyance idéologique, mais une idée économique avec de solides fondements empiriques. Bien sûr, cela ne signifie pas que le changement technologique soit toujours suffisamment puissant pour surmonter toutes les pénuries. C'est une autre question empirique, à laquelle nous répondrons dans notre prochain billet.

(…) La croyance en la puissance de la technologie pour surmonter la pénurie et créer de l'abondance n'est pas sous le monopole de la droite. Beaucoup des premiers penseurs socialistes, y compris Robert Owen, Henri de Saint-Simon, Charles Fourier et Edward Bellamy, ont cru en la puissance de la technologie pour créer leurs sociétés utopiques. Même Karl Marx était assez optimiste quant à ce que la technologie et les connaissances scientifiques pouvaient réaliser (même s’il était farouchement critique envers tout ce que la technologie fait sous contrôle capitaliste en affirmant, notamment, que "tout progrès dans l'augmentation de la fertilité du sol pour un temps donné est un progrès dans la ruine des sources durables de cette fertilité... La production capitaliste ne développe les techniques et la combinaison des différents processus dans un ensemble social qu’en sapant les sources originelles de toute richesse...").

Et il n'y a rien d’intrinsèquement progressif ou de gauche en affirmant, comme Paul Ehrlich l’a fait, que le monde est surpeuplé et que la population doit être contrôlée à tout prix. L’amusant et troublant Fatal Misconception de Matthew Connelly montre comment l'obsession de contrôler la population (qui se traduirait en pratique par la mise en place d’organisations internationales contrôlant ou cherchant à contrôler la population dans les pays pauvres) pouvait se muer en un zèle presque fasciste.

À la lumière de tout ça, il apparaît que le débat entre Ehrlich et Simon ne devrait pas être considéré comme une lutte entre les idéologies de droite et de gauche, mais comme un débat économique et empirique. En ce qui concerne l’aspect économique, la position de Simon semble juste : la technologie est endogène et répond à la pénurie et aux prix. En ce qui concerne l’aspect empirique, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de savoir si cette réponse de la technologie est suffisamment puissante pour surmonter toutes les pénuries et éviter des catastrophes environnementales, la réponse est un peu plus nuancée comme nous le verrons la semaine prochaine. »

Daron Acemoglu et James Robinson, « Is endogenous technology conservative? », in Why Nations Fail (blog), 20 novembre 2013. Traduit par M.A.


aller plus loin... lire « Progrès technique et croissance verte » et « Taxe carbone et progrès technique »

samedi 28 décembre 2013

Ehrlich, Simon et la technologie

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« Le nouveau livre de Paul Sabin, intitulé The Bet: Paul Ehrlich, Julian Simon and Our Gamble over Earth’s Future, revient sur le célèbre pari entre Ehrlich et Simon. Au fil des ans, de nombreux chercheurs et commentateurs ont fait état publiquement (…) de leurs craintes quant à la la capacité de notre planète à soutenir notre mode de vie. L'un des plus originaux était l’écologue Paul Ehrlich, qui avait prédit à plusieurs reprises au cours des années soixante et soixante-dix l’épuisement d’un nombre croissant de ressources naturelles et par conséquent une multiplication des catastrophes démographiques. (…)

Mais les idées d’Ehrlich ont été contestées par l'économiste Julian Simon. Ce dernier était convaincu que l'ingéniosité technologique permettrait de surmonter toutes les pénuries avant qu’elles aient un tel impact sur le bien-être humain. Simon mit au défi Ehrlich de parier sur la hausse du prix d’un ensemble de matières premières qu’Ehrlich serait libre de choisir. Ehrlich prit le chrome, le cuivre, le nickel, l'étain et le tungstène et il affirma que le prix ajusté à l’inflation de ces cinq métaux baisserait entre 1980 et 1990. Le pari s'est soldé par une victoire de Simon, puisque le prix de chacun de ces produits avait au final chuté sur la période. Mais comme le raconte Sabin, l'histoire aurait été différente si le pari avait été prolongé de deux décennies. Le graphique suivant montre qu'en effet la victoire de Simon a peut-être été prématurée. Avant la Grande Récession, les prix avaient atteint et dépassé leur niveau de 1980. Bien sûr, cela ne prouve, ni ne réfute la thèse de Simon, en l’occurrence l’idée que la technologie répondra aux pénuries.

GRAPHIQUE Prix des cinq métaux du pari Ehrlich-Simon (en indices base 100 pour 1980)

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Cela étant dit, revenir sur ce pari, sur le débat qui l’a précédé et sur le débat qui l’a suivi est intéressant pour plusieurs raisons, comme nous le verrons dans nos prochains billets. Pour donner un aperçu, nous allons suggérer dans un prochain billet que l'interprétation que l’on fait souvent du pari entre Ehrlich et Simon (…) comme une confrontation des conceptions progressiste et conservatrice de la croissance et de la technologie passe à côté de la question. Nous examinerons ensuite une partie de la littérature économique sur la façon par laquelle la technologie répond à la pénurie et les implications de ce changement climatique. Nous conclurons par un ultime billet où nous nous pencherons sur le rôle de la politique dans le progrès technologique. »

Daron Acemoglu et James Robinson, « Ehrlich, Simon and technology », in Why Nations Fail (blog), 19 novembre 2013.


aller plus loin... lire « Le super-cycle des matières premières »

vendredi 23 août 2013

Retour sur le lien entre malédiction des ressources et institutions

« Dans plusieurs billets publiés au cours des dernières semaines (ici, ici, ici, ici et), nous avons affirmé que les preuves empiriques suggéraient qu'il y avait une "malédiction des ressources conditionnelle" dont l'existence dépendrait des institutions d'une société. Le taux de croissance économique des pays caractérisés par de mauvaises institutions diminue avec les ressources, alors que ce sera l’inverse avec les pays ayant de bonnes institutions.

Pourtant, l'ensemble des institutions qui apparaissent dans cette littérature est très large et englobe un grand nombre d'institutions politiques et économiques centrales dans la société. Il est important de mettre en place, mais cela signifie aussi que la réforme de ces institutions sera très difficile parce que, comme nous le soutenons dans Why Nations Fail, ce n’est pas un hasard si certaines sociétés ont des systèmes politiques irresponsables, ne disposent pas de la règle de droit et ont de faibles Etats. En outre, l'amélioration des conséquences économiques de la richesse des ressources naturelles n'est probablement pas la raison la plus importante pour réformer ces institutions aujourd'hui. Il n'est pas clair qu'une telle focale soit la meilleure stratégie pour faire cela.

Un bon endroit pour amorcer la réforme des institutions n'est peut-être pas les institutions au niveau macro de la société, mais le lien entre les institutions entourant les ressources naturelles comme le pétrole. Après tout, ces ressources sont possédées, des licences d'exploitation allouées et les rentes réparties d’une certaine manière et les institutions influence cette dernière. Ces institutions (…) ne joueraient-elles pas un rôle important dans la détermination des conséquences économiques (et politiques ?) des ressources naturelles ?

Le livre publié en 2011 par Pauline Jones-Luong et Erika Weinthal, Oil is Not a Curse: Ownership Structure and Institutions in Soviet Successor States, répond à cette question par l'affirmative. En 1991, l'Union soviétique s'est effondrée et s'est décomposée en plusieurs États. En Asie centrale, cela incluait l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, la Fédération de Russie, le Turkménistan et l'Ouzbékistan. Ces anciennes républiques soviétiques ont toutes hérité des institutions étatiques faibles et très semblables. (…) Elles sont toutes mal classées selon les différents indicateurs institutionnels qui sont utilisés dans la littérature empirique sur la malédiction des ressources conditionnelle. Par exemple, l'Union soviétique n’avait pas de système d'impôt sur le revenu à leur léguer et de nombreux aspects des institutions modernes de l'Etat ont dû être construits à partir de zéro. En plus de ces similarités historiques, les cinq pays ont été abondants en pétrole. Pourtant, des voies de développement très différentes ont émergé de ces conditions initiales apparemment très similaires. Bien que le Turkménistan et l'Ouzbékistan suivirent une trajectoire classique de malédiction des ressources, quelque chose de très différent survint dans les trois autres cas. Les deux premiers pays ont élargi leur secteur public et se sont engagés dans de grandioses projets au prestige national. Les trois derniers ont effectivement diminué la taille du secteur public par rapport au revenu national.

Jones-Luong et Weinthal soutiennent que cette divergence peut être attribuée aux différences que l’on peut trouver entre ces pays en termes de la structure de propriété du pétrole. Ils distinguent quatre régimes qui leur apparaissent essentiels pour déterminer l’impact du pétrole. Le premier régime désigne la situation où l'État possède et contrôle le secteur pétrolier (ce qui signifie qu'il possède plus de 50 % des actions du secteur pétrolier). Ce régime implique généralement une participation étrangère très limitée. Le deuxième se caractérise par une propriété de l'État, mais sans contrôle étatique, où la part des actions détenues est inférieure à 50 % et où il y a une plus grande participation étrangère. Le troisième régime se caractérise par une propriété privée domestique de la ressource et des entreprises qui la développent. Le quatrième régime se caractérise par la propriété et le contrôle étrangers.

Il y a des relations théoriques simples entre ces différents régimes de propriété et de contrôle et les institutions étatiques. La principale variable dépendante de Jones-Luong et de Weinthal est la force du régime budgétaire. Ils considèrent qu'un régime budgétaire est faible lorsque (1) le système fiscal est instable, basé en grande partie sur le secteur des ressources naturelles et sur la fiscalité indirecte, (2) un système de dépenses qui manque de stabilité et de transparence. Un régime budgétaire fort est celui où le régime fiscal est stable et large, basé sur plus grand recours aux impôts directs et (2) des dépenses sont stables et transparentes. L'argument théorique souvent avancé est que les élites de l'Etat ne sont pas incitées à mettre en place des institutions fortes de leur propre chef, si bien qu’ils doivent être forcés à le faire par la société.

Les différentes structures de propriété de la société modifient le rapport de négociation entre la société et l'Etat. Par exemple, si les ressources naturelles appartiennent au secteur privé, le secteur privé détient le pouvoir et l’Etat peut alors difficilement modifier les droits de propriété, si bien qu’il lui est alors difficile de ne dépendre que des ressources naturelles comme assiette fiscale. Au contraire, l’Etat doit développer des ressources fiscales alternatives. En outre, le secteur privé peut user de son plus fort pouvoir de négociation pour réclamer de meilleures institutions financières, car il souffre des mauvaises. C'est pourquoi on peut s'attendre à ce que plus secteur privé possède et contrôle une part importante des richesses, meilleur est le régime fiscal.

Les deuxième et quatrième régimes sont des cas intermédiaires et leurs implications pour le régime budgétaire sont plus complexes et dépendent de d'autres facteurs. Par exemple, une caractéristique générale est que la propriété privée (…) rend plus difficile pour l'État de se financer à partir de la rente des ressources et, partant, aurait tendance à encourager le développement d'un ensemble plus fort d’institutions budgétaires. Pourtant, la propriété étrangère diffère de la propriété nationale dans le sens où il peut être plus facile pour l'État d’annuler ou de renégocier des contrats avec des sociétés étrangères et, à la limite, d’exproprier les compagnies étrangères (comme cela s'est produit récemment en Bolivie et au Venezuela et par le passé dans des pays comme le Chili, l'Iran et le Mexique). Ainsi, alors que l'on pourrait s’attendre à ce que le quatrième régime ait de meilleures institutions financières que la première (propriété et contrôle par l'Etat), on peut également s’attendre à ce qu’il ait en moyenne de pires institutions financières que le troisième régime.

(…) Il s'avère en effet qu’au Turkménistan et en Ouzbékistan l’Etat possède et contrôle les secteurs pétroliers. L'Azerbaïdjan a choisi la propriété de l'Etat, sans contrôle étatique, la Russie a gardé une propriété nationale privée et, enfin, le Kazakhstan a choisi la propriété étrangère privée. Ainsi, cette étude suggère qu'une institution qui s’avère essentielle pour certains aspects des conséquences institutionnelles de la richesse pétrolière (et, par implication logique, des autres richesses en ressources naturelles) est la forme de droits de propriété et si oui celle-ci est dominée ou non par l'Etat. »

Daron Acemoglu et James Robinson, « Resource Curse and Institutions: Getting more specific », in Why Nations Fail? (blog), 27 juin 2013. Traduit par M.A.


aller plus loin... lire « Le syndrome hollandais ou l'abondance en ressources naturelles comme malédiction »

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